Mascotte 2019 : l’histoire d’Al Chapone

On dit de Chicago qu’elle est la capitale du vent. Cette nuit elle portait bien son surnom. Au coin de W Division Street et de N State Street, le courant d’air qui venait du lac Michigan transformait la petite impasse en congélateur mortel.

Lui, il était en embuscade derrière cette poubelle depuis des heures. Son cerveau était aussi engourdi que son corps, malgré sa protection en fourrure. Sa cible ne s’était pas encore montrée, et aucun mouvement, aucun son, aucune lumière n’annonçaient une venue proche. Cette impasse allait devenir sa tombe. Il ne verrait même pas de différence avec les frigos de la morgue.

Enfin, une subtile modification commença à s’opérer. Ses moustaches percevaient une vibration. Son organisme commença à s’éveiller. Le dos ondula souplement. Les membres se raidirent, puis se détendirent en vue du bond et de la course à venir.

Qu’est-ce qui se présenterait en premier ? Un serveur, sortant les poubelles du restaurant chinois ? Un pigeon claudicant près de la porte du casino ? Un de ces rats zigzagant le long des murs avant de rentrer dans son repaire de médiocre ?

La vibration s’accentua, apportant une série continue de pulsations venant du fond de l’impasse. Étrange. Là-bas, il n’y avait qu’un mur noir de crasse, puant d’urine et complètement fermé par des briques ne laissant aucune ouverture. Il le savait car il ne comptait plus le nombre de fois où il l’avait escaladé pour échapper à des poursuivants malintentionnés.

L’impatience le fit sortir de sa cachette. Mal lui en pris. Un nuage de bulles se forma hors du mur, accompagné du même gargouillis qu’aurait fait une baignoire antédiluvienne se vidant brusquement. Un geyser horizontal l’enveloppa, coupant toutes ses sensations, son, lumière et toucher. Il se sentit aspiré, malgré ses efforts pour s’ancrer dans le sol recouvert de glace.

Un ultime gargouillis et les bulles se rétractèrent dans le mur. L’instant d’après il ne restait aucune trace de la mascotte des bootleggers du coin de W Division Street et de N State Street. Al Chapone, le chat gardien des entrepôts, s’était évaporé comme un fond d’alcool frelaté.

Pour lui, la torpeur de son frigo s’était radicalement changée en une accumulation insupportable de flashs lumineux, de sons stridents et de cahots, comme si toute une patrouille de flics s’était lancée à ses trousses. A un moment, un projectile le percuta et une masse énorme le traversa, lui laissant une douleur insupportable entre les épaules. Et la course poursuite avec les flics fantômes reprit.

Et s’arrêta brusquement.

Les oreilles bourdonnantes repliées en arrière, les yeux à moitié aveugles réduits à deux fentes, la gueule grande ouverte sur des dents acérées, Al Chapone se tenait le dos arqué sur un pont de pierre. Devant lui, une stèle avec la silhouette en ombre chinoise d’une maison et d’un clocher.

Un temps de pause, juste le temps de rajuster son chapeau, et Al Chapone commença à s’avancer à pas mesurés dans Kaysersberg, un chat désorienté mais bien décidé à comprendre ce qui lui était arrivé. Mais d’où pouvaient bien venir ces deux ailes sur son dos ?